Familles de France (1): les Levillain, une vie de profs

Publié le par webmasters94

Fêtes de fin d'année oblige, l'heure est à la vie de famille. Marianne2.fr vous propose une incursion dans huit familles françaises, en autant de volets. Aujourd'hui, les Levillain, une vie de profs.

 

La famille Levillain

Les Levillain avec leurs trois enfants, Carine (31 ans), Bertrand (31 ans), Bartholomé (3 ans) et Augustin (3 mois)

Extra-muros
Sans l'aide de leurs familles, ces jeunes profs n'auraient jamais pu devenir propriétaires de leur appartement, spacieux, clair et pourvu d'une terrasse qui domine Montreuil. « Quitter le Xe arrondissement était presque un exil, dit Bertrand, mais rester à Paris était impossible. » Acheté sur plan il y a quatre ans, ce 100 m2, qui absorbe aujourd'hui, entre prêt et charges, 1 000 € par mois, près d'un tiers du revenu du ménage (3 400 €), était une bonne affaire. Il n'est pas situé dans le Montreuil des bo-bo, mais, précise Carine, « dans celui des fauchés », à quelques centaines de mètres de l'autoroute. Toute dépense imprévue, le frigo en panne, la voiture qui rend l'âme, les oblige à faire appel aux parents de Bertrand, ex-chercheurs en biologie à l'institut de cancérologie Gustave-Roussy, aujourd'hui retraités. « Pour des profs, nous vivons comme des nantis. » Le jeune couple jouit du luxe inappréciable de ne pas dormir dans la pièce où est installé l'ordinateur. Parents heureux, Carine et Bertrand n'ont pas l'intention de sacrifier leur bureau. Augustin, né en avril, continuera à partager la chambre de son frère Bartholomé, petit piment timide et espiègle aux boucles rouquines. « Nous, on est de la génération Mitterrand, nos enfants seront nés sous la droite », observe Carine, finissant, comme souvent, une phrase commencée par Bertrand.

Vivre dans les livres

Les meubles sont modernes sans ostentation. La télé est dans le placard. Le luxe du couple, ce sont les livres. Littérature, histoire – la spécialité des deux jeunes profs –, opéra – la passion de Bertrand ; lire, pour eux, est aussi naturel que manger. « De temps en temps, nous vendons des bouquins, mais à chaque fois nous en achetons plus », explique Bertrand, qui n'a pas renoncé à écrire des textes personnels après avoir longtemps publié dans de petites revues littéraires. Le dernier numéro de Télérama traîne dans les toilettes. « Nous sommes abonnés, poursuit-il. Et au Monde aussi. Profs, Montreuil, le Monde, Télérama, avouez que nous ressemblons à la caricature que vous cherchez. Mais, rassurez-vous, tout ça nous énerve beaucoup. » Sur son iPod, Bertrand a enregistré toutes les émissions de Finkielkraut, dont les œuvres voisinent avec celles de Philippe Muray et de quelques autres mauvais coucheurs. Tant pis si le nom de Finkielkraut fait se dresser les cheveux sur certaines têtes dans les salles des profs du 9-3.
« Il y a de tout, corrige Carine. De vrais ayatollahs et des mal-pensants, sans oublier pas mal de gens désabusés, revenus de tout. »

Prof, toi ? Jamais !

Bertrand a renoncé au journalisme après avoir rencontré quelques représentants de la corporation. Et il n'est pas entré à Sciences-Po où il avait été admis à la fin de son hypokhâgne à Sainte-Marie de Neuilly. L'enseignement, pour lui, n'était pas un pis-aller mais une vocation. Au grand dam de ses parents qui voyaient cette orientation comme un déclassement. Bertrand évoque avec nostalgie les méthodes pédagogiques de l'enseignement catholique où il a, comme son frère et sa sœur, accompli toute sa scolarité. Il est vrai qu'au lycée de Villejuif, « il n'y avait pas de problème de drogue : tout le monde en avait ».

Larguer les amarres

Carine voulait échapper à Fort-de-France, où elle a grandi dans une famille baroque. Son père, franc-maçon, bourlingueur qui a combattu dans l'armée française pendant la Seconde Guerre mondiale, est resté dans la marine et l'a eue tard, avec une métropolitaine plutôt féministe et vaguement gauchiste débarquée aux Antilles dans les années 60. Née à Boulogne-Billancourt – au cas où, se disaient ses parents –, Carine, une fois son bac en poche, a jeté son dévolu sur une filière qui rendait indispensable son départ pour Paris. Cela a été, pour elle aussi, hypokhâgne. Mais c'est au Cours Sévigné où elle prépare l'agrégation qu'elle rencontrera Bertrand. « J'ai dû batailler pour le convaincre de passer ses soirées avec moi au lieu de rester enfermé à écrire et à écouter France Culture. » Ils ont raté l'agrég – que Bertrand envisage de repasser, histoire, dit-il en riant, de « travailler moins pour gagner plus » –, mais ils se sont mariés. A l'église.

Repentance, non merci
Rien n'agace autant Carine que le discours victimaire omniprésent aux Antilles. « Je n'en peux plus d'entendre parler du méchant Blanc et du pauvre petit Noir. » La presse antillaise qui évoque à longueur de colonnes les crimes de la France met Bertrand en rage. Du coup, cette année, ils ne partiront que deux semaines. Ils passeront le reste des vacances en Normandie, d'où sont originaires les parents de Bertrand. Carine se marre : « J'y suis mieux acceptée que si je venais du village d'à côté. » La frénésie de la repentance n'épargne pas les collèges, où le Cran séduit nombre de ses élèves. « Ils ont trouvé une République un peu molle qui se complaît dans l'autoflagellation.» Pas la tasse de thé de ces ex-chevènementistes.

A gauche, quand même

Il y a cinq ans, Carine se serait déclarée de gauche sans hésiter. « Je me suis un peu droitisée, peut-être par pessimisme. » Les Levillain, qui avaient voté non au référendum de 2005, « car nous ne voulons pas d'une grande fédération où tout se décide ailleurs », ont opté pour Ségolène Royal en 2007. Parce que quand même. « Je n'ai jamais marché dans le discours “Sarko facho”, mais je n'aime pas son affairisme », souligne Carine. Souvent excédés par les positions du Snes, ils en sont adhérents. Par principe.

Salle des profs

Ils en parlent tout le temps. Trop, pensent-ils souvent. Depuis la naissance des enfants, ils ont presque cessé d'aller au théâtre et au cinéma, leurs rares sorties se limitant à quelques dîners chez les amis. Pas assez d'argent, trop de travail. Les premières années, ils s'écroulaient en rentrant de cours puis se remettaient au boulot après dîner. Après cinq ans en ZEP, au lycée Jean-Jaurès de Villepinte, Bertrand a obtenu sa mutation à Paris où il change d'établissement au gré de ses remplacements. A Villepinte, les profs étaient aussi dangereux que les élèves. « En 2001, dit-il, l'une de mes classes a presque élu Ben Laden comme délégué. L'environnement tenait de la pampa sauvage. Pourtant, j'ai l'impression que mon métier avait plus de sens. Il y a des gamins qui s'accrochent. » Dans les quartiers dits difficiles, il y a plus de liberté et plus de solidarité. « Aucun inspecteur n'empêche nos collègues de lettres de faire des dictées ou de donner des cours de grammaire. Et si un prof se fait insulter, tout le monde le soutient. » Au lycée Bergson, à Paris, XIXe arrondissement, les injures étaient la norme, les profs pleuraient, et quand un élève discutait une sanction, il était souvent soutenu par les adultes. « Je n'ai jamais vu une telle ambiance en salle des profs. »

L'école et la cité

Après son congé maternité, Carine, qui officie toujours en ZEP, à XXX, retrouvera son traintrain à la rentrée : déposer Augustin chez la nounou – faute de place en crèche –, foncer au collège, faire les courses au retour. Les gamins qui arrivent en sixième sans savoir lire et écrire, elle connaît. « A 11 ans, ils sont mignons, en troisième, c'est des bombes. » Les règles sont parfois ubuesques : « Le taux de redoublement est fixé par l'inspection académique, s'énerve Carine. Du coup, on fait redoubler les moyens, pas les nuls. » Ils ne croient pas à une grande réforme mais à un changement des mentalités : « Peut-être qu'il faut affronter les profs, mais il faudra aussi défier les parents, toujours prêts à s'énerver quand on enlève des points à leurs gosses pour l'orthographe. » La société, pensent-ils, attend trop de l'école.
« Mes élèves, observe Carine, sont très individualistes : pour eux, des livres gratuits n'ont aucune valeur. Et une école où tout le monde va et dont on ne peut pas être viré, ils trouvent ça nul. »

Une vie après l'école ?
« Le fantasme à deux balles de tous les profs, remarque Bertrand, c'est de travailler dans le journalisme ou l'édition. » Comme tous leurs collègues, les Levillain rêvent parfois de ce qu'ils feront plus tard. Ils auront du temps, ce qui leur manque le plus. « Mais nous ne serions plus capables, reconnaît Carine, d'exercer un métier qui nous ennuie. » Ils entendent souvent dire que les profs ne vivent pas dans le monde réel. Rien ne les agace autant.

Cette série de huit articles a été publiée dans Marianne durant l'été 2007. Marianne2.fr remercie l'auteur pour son aimable autorisation de rediffusion.

 

Samedi 22 Décembre 2007 - 00:03

Elisabeth Lévy et Gil Mihaely

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