Sarkozy et la Shoah: des historiens redoutent une "escalade des mémoires"

Publié le par webmasters94

PARIS (AFP) — Plusieurs intellectuels et historiens se sont vigoureusement élevés contre la décision de Nicolas Sarkozy d'associer chaque élève de CM2 à un enfant victime de la Shoah, redoutant notamment "une escalade des mémoires communautaires".

Si le philosophe et écrivain Régis Debray trouve "l'idée belle en soi", il la juge néanmoins "déplacée car plus émotionnelle que pédagogique". "Ce ne peut pas être une obligation scolaire", a-t-il déclaré vendredi matin à France-Inter en soulignant que ce qu'il "craint surtout, c'est une escalade des mémoires communautaires".

"Qui empêchera la communauté noire de réclamer une commémoration de la mémoire de l'esclavage? Puis les Arméniens, les Maghrébins?" Pour Régis Debray, auteur en 2002 d'un rapport au ministre de l'Education nationale sur l'enseignement du fait religieux dans l'école laïque, "l'idée de la laïcité implique un devoir d'abstention de la part de la puissance publique".

"Les convictions religieuses sont de quelques uns, mais la République est à tous", a insisté Régis Debray.

Lors du dîner du Crif mercredi soir, le président Sarkozy a annoncé sa décision de faire en sorte qu'à partir de la rentrée prochaine "tous les enfants de CM2 se voient confier la mémoire d'un des 11.000 enfants français victimes de la Shoah".

L'historien Jean-Pierre Azéma, spécialiste de l'histoire de Vichy, et membre du comité d'historiens "Liberté pour l'Histoire", a jugé cette initiative "scandaleuse, à tous égards". "C'est scandaleux", a-t-il déclaré vendredi à l'AFP, "d'embrigader des élèves pour le culte de la mémoire des enfants juifs martyrs".

Il juge cette "obligation, imposée sans la moindre concertation par le pouvoir politique en place, insupportable et qui plus est, dangereuse et contreproductive".

"Cela", a-t-il ajouté, "risque de déchaîner une concurrence victimaire, et, bien loin de réduire l'antisémitisme, de déclencher des réactions tout à fait opposées. Comme pour la loi de 1905 sur la laïcité, Sarkozy nous met la pagaille et ouvre la boîte de Pandore!"

"Tout cela a été fait à la va-vite", a-t-il remarqué, en soulignant, pour preuve, que M. Sarkozy "n'est même pas capable de dire la vérité historique": "Les 11.000 petites victimes juives - auxquelles fait allusion le président -, nées pour la plupart de parents étrangers, n'étaient pas toutes françaises."

L'écrivain Pascal Bruckner estime que la décision du président Sarkozy "n'ajoute rien, hormis du pathos". "C'est une initiative dangereuse", a-t-il déclaré au Figaro, "qui va faire dire, une fois de plus: +Y'en a que pour les Juifs+".

"La compassion, c'est dangereux", dit-il, soulignant que l'"on confond mémoire et histoire" et que "ce qui doit s'enseigner à l'école, c'est l'histoire". "Le devoir de mémoire défini par Primo Levi est l'obligation faite aux survivants, aux témoins, de raconter. Pas celle de commémorer."

En revanche, pour Serge Klarsfeld qui, depuis plus de quinze ans, reconstitue l'histoire des 11.000 enfants envoyés en déportation, cette initiative est le "couronnement d'un travail de longue haleine". "On imprime mieux une histoire quand on est enfant", dit-il, "(...) quitte à élargir cet effort de mémoire à d'autres questions, comme la colonisation".

Le président du Crif Richard Prasquier avait jugé, mercredi, que cette décision devait être vue "plutôt dans son aspect pédagogique que comme un devoir de mémoire".

"La façon la plus efficace de lutter contre les comportements (antisémites) qui débutent très tôt est d'amener l'enfant à s'identifier à un autre enfant. Mais, il ne faut pas que l'enfant en retire une culpabilisation", avait-il dit à l'AFP.

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